Le Pen dans le texte : retour sur un reportage, 10 ans après

Télévision · 21 mar. 2007 à 16:34

Reportage

Depuis son accession au deuxième tour de l'élection présidentielle de 2002, Jean-Marie Le Pen bénéficie d'une bienveillance troublante de la part des journalistes qui ne prennent plus la peine de reprendre ses déclarations, notamment lorsqu'il avance des chiffres fantaisistes sur l'immigration. Il y a 10 ans, les médias n'offraient pas une telle tribune à Jean-Marie Le Pen. Les journalistes avaient comme principale préoccupation de ne pas laisser le leader d'extrême droite développer ses thèses toujours à la limite du racisme et de la xénophobie. Le 20 février 1997, Envoyé Spécial avait diffusé un reportage intitulé « Le Pen dans le texte » au cours duquel historiens et sociologues décryptaient les propos du président du Front National. Retour sur ces dérapages contrôlés sur l'immigration et l'inégalité des races.

En 1996, Le Pen croit en l'inégalité des races

Depuis son ascension politique, Le Pen est parvenu à faire ressurgir de vieilles idées très enfouies de la société française et que l'on n'entendait plus dans la bouche d'aucun homme public et qu'on n'espérait plus entendre : l'inégalité des races.
En effet, lors d'un meeting en septembre 1996, Le Pen doit s'expliquer sur sa phrase qui a fait couler beaucoup d'encre à propos de l'inégalité des races. Voilà ce qu'il dit : « à la question d'un journaliste : « croyez-vous en l'inégalité des races ? », j'ai répondu oui parce que cela me paraissait évident, comme d'ailleurs cela paraît évident à l'immense majorité des Français ».
Tout d'abord, il a recours à un argument oublié depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et la tragédie de la Shoah, mais surtout, il en appelle au bon sens populaire : « il est normal de penser ainsi, la preuve, presque tout le monde pense comme moi mais n'ose le dire » ! Le Pen utilise fréquemment cet argument de parler au nom de tous, en particulier de ceux qui ne peuvent s'exprimer publiquement. D'autre part, le prix Nobel de médecine et généticien, François Jacob dément la valeur scientifique de l'inégalité des races puisque « Le racisme est sociologique et non biologique ».
Dans les vieux manuels d'histoire, on enseignait autrefois, à l'époque coloniale, qu'il y avait une hiérarchie des races. Or, hormis la couleur de la peau, il n'y a pas de différence. André Langaney, anthropologue au Musée de l'Homme, ajoute qu'il existe des différences à l'intérieur même d'un groupe social, chaque individu présente ses propres caractéristiques.

Quand Le Pen argumente, ses propos ne sont plus des dérapages

En septembre 1996, Le Pen se justifie : « C'est un fait qu'il y a davantage d'athlètes noirs dans les finales olympiques de course à pied que d'athlètes blancs. Cela ne veut pas dire que tous les blancs courent mal. C'est un autre fait qu'il y a davantage d'athlètes blancs que d'athlètes noirs dans les finales olympiques de natation. Cela ne veut pas dire que les noirs ne savent pas nager ».
Pierre-André Taguieff, chercheur au CNRS, philosophe spécialiste de l'extrême-droite montre les dérives possibles de ce genre d'argument en déclarant que : « Cela conduit à long terme à refuser l'égalité des chances, à refuser le traitement social de l'inégalité des chances ». D'autre part, on sait bien que dans certains pays d'Afrique, pour espérer s'en sortir, les enfants s'entraînent beaucoup à la course à pied et au foot ball.
Mais Le Pen a encore un autre argument pour justifier que ce n'est pas si grave de dire qu'un noir est inférieur à un blanc : « les faits, tous les jours, nous démontrent que les races sont différentes. Ceci ne prouve pas d'ailleurs qu'on puisse justifier le mépris ou la haine. La vie est hiérarchique. A l'arrivée de la finale du 100 mètres olympique, il y a un premier, un deuxième, un troisième et un huitième. Personne n'a jamais dit qu'il fallait mépriser le 7ème ou le 8ème, bien sûr ».
Son ancien conseiller en communication de 1984 à 1994, Lorrain de Saint Afrique déclare que Le Pen sait très bien ce qu'il dit et calcule ses risques en étant provocateur. Il sait parfaitement détecter les phrases qui vont soulever la polémique et faire parler de lui dans les médias. Ce conseiller s'est séparé de lui après avoir dénoncé la dérive néo-nazie du FN.

L'immigration, thème de propagande d'extrême droite

Lors de la fête Bleu, Blanc, Rouge en 1984, Le Pen a annoncé une solution simple et radicale pour résoudre le problème du chômage : « La première est de réserver sur notre territoire national le travail en priorité aux fils et aux filles de France ».
Son ancien conseiller Saint-Afrique montre que Le Pen a commencé à faire de l'immigration son cheval de bataille en 1978 alors qu'avant il combattait principalement le communisme parce qu'il avait senti qu'à cette période les Français ressentaient une forte inquiétude à l'égard de l'« immigration sauvage » et qu'il devait parler en leur nom, leur proposer des solutions.
Lors de l'émission, L'Heure de vérité le 31 janvier 1993, interrogé par Olivier Mazerolle, Le Pen annonce que « l'immigration est la responsable de l'aggravation considérable du chômage, de l'aggravation considérable de la fiscalité, de l'aggravation considérable de l'insécurité ». Bref, l'immigration est le Mal incarné. Ainsi, selon lui, il y aurait en 1993 deux millions d'immigrés qui volent le travail aux Français.
Pierre-André Taguieff explique que le terme d'« immigration » est apparu dans la propagande de Le Pen, au début de l'année 1978, dans le cadre de la campagne législative. François Duprat, néo-nazi, membre du Front national, responsable de la campagne du FN et théoricien du négationnisme, s'est fortement inspiré de l'affiche de propagande nazie datant de 1931, proclamant « 500 000 chômeurs, 400 000 Juifs, la solution est simple ». En effet, l'affiche de Le Pen aux législatives faisait le même rapport : « 3 millions de chômeurs, 3 millions d'immigrés de trop ».
D'autre part, il faut rappeler que les Français ne souhaitent pas toujours les postes que les étrangers acceptent de prendre. Jean-Pierre Garon, chef unité migrations internationales montre que les expériences menées par les entreprises pour remplacer les immigrés par des nationaux ont toujours échoué. Par conséquent, si les immigrés partaient, il n'y aurait pas moins de chômage. Ils ne sont pas des concurrents pour les Français, au contraire, ils sont complémentaires.

Quand Le Pen reprend la politique de Pétain de 1940

Envoyé Spécial a retrouvé les rushes de France 2, où Jean-Marie Le Pen déclarait dans un meeting en octobre 1991 : « Nous aimons les étrangers chez eux. Nous ne les aimons chez nous, comme d'ailleurs nos proches parents, nos cousins, nos voisins, que quand nous les avons expressément invités à venir ». Pour lui, la France est un pays homogène et immuable depuis mille ans, qui serait aujourd'hui menacée par les étrangers qui arrivent en masse.
Michèle Tribalat, de l'Institut national des études démographiques, montre que l'immigration existe depuis la moitié du XIXème siècle. On a fait appel à la main d'oeuvre étrangère pour développer l'essor industriel. D'ailleurs, la population française actuelle est loin d'être homogène puisque un Français sur quatre est issu de l'immigration ou a une ascendance étrangère.
Mais Le Pen conteste ces chiffres car être naturalisé français, selon lui, n'est pas synonyme d'être français, il ne s'agit que d'être « français de papier ». Le meilleur exemple à ses yeux est l'abondance de joueurs noirs dans l'équipe française : ceux-ci auraient obtenu une « naturalisation de complaisance ». Et ceux qui se disent français comme Desailly ou Djorkaeff par exemple, ils ont des origines étrangères. Ce ne sont donc pas de « vrais français ». Pour Le Pen, l'essentiel est donc le sang. Il propose donc « de réexaminer les conditions de naturalisation accordées depuis 1974 ».
Il n'y a qu'un précédant dans l'histoire de la France : en 1940, Pétain s'est chargé, de sa propre initiative, de réexaminer les nationalités françaises accordées entre 1927 et 1940. Pétain comme Le Pen remettent en cause un principe républicain : celui de ne pas revenir sur la parole donnée sauf en cas d'erreur ou de faute grave.

Entre dérapages et diabolisation, la stratégie de la banalisation l'emporte

Comme le montre le reportage d'Envoyé Spécial, les propos de Le Pen sont présentés comme des dérapages mais n'en sont pas. Sa volonté d'argumenter et de se justifier montre bien que ces déclarations reflètent ses convictions.
Lorsque les journalistes, les historiens, les sociologues ou les scientifiques démontent son argumentation, Le Pen dénonce une diabolisation. Le terme de « diabolisation du Front national » a, par la suite, été adopté par tous les médias. Certains ont même avancé qu'il fallait cesser cette diabolisation car elle était contre-productive étant donné les résultats toujours plus élevés du FN aux élections.

Le Front National a donc réalisé un tour de force en 3 temps :
1. Des propos pensés, réfléchis, ont été présentés comme des dérapages (dérapages avoués, dérapages à moitié excusés).
2. Des arguments démontant les thèses de Le Pen ont été présentés comme une stratégie de diabolisation.
3. Les succès électoraux montrent les limites d'une diabolisation qu'il faudrait donc cesser.

Voilà comment en quelques années un leader d'extrême droite, surfant sur des thèses racistes et antisémites, a pu intervenir dans les médias comme n'importe quel homme politique.

En 1997, « Le Pen dans le texte » démontait une argumentation d'extrême droite. En 2007, Le Pen est filmé en train de donner à manger à des poissons rouges pour l'émission de M6 « 5 ans avec »... et pendant ce temps, l'électeur mord à l'hameçon extrémiste.

*** Liens

Articles de Politique.net
- Biographie de Jean-Marie Le Pen
- Le Pen et les médias : quand les journalistes deviennent complices d'une banalisation de l'extrémisme

Sur le web
- Visionnez le reportage "Le Pen dans le texte" sur le site de l'INA

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