Flexisécurité, ordre juste, rupture tranquille : les mots compromis, par le pouvoir

Enquête · 17 jan. 2008 à 22:14

Les mots du pouvoir

Les nouveaux mots du pouvoir doivent marquer un véritable changement sans susciter la crainte. Il faut promettre sans inquiéter, rassurer tout en préconisant le mouvement. Dans une société particulièrement anxiogène et dans un pays où la consommation d'antidépresseurs bat tous les records, les responsables politiques doivent à la fois rassurer et promettre un avenir meilleur.

Rassembler, rassurer, changer : la quadrature du cercle

Un responsable politique doit gérer des impératifs contradictoires. Dans un premier temps, il doit se distinguer au sein de son parti pour sortir du lot. Les relations comptent, les idées sont déterminantes et la manière de les exprimer encore plus. Un responsable politique doit donc se singulariser par rapport à ses camarades pour prendre la tête du mouvement. Pour y parvenir, il faut afficher ses propres convictions, élaborer un corpus d'idées cohérent et s'approprier un vocabulaire propre. C'est le "travailler plus, pour gagner plus" de Nicolas Sarkozy ou "la lutte contre la vie chère" de Ségolène Royal.
Deuxième étape : un responsable politique doit rassembler. Cette exigence d'unité va quelque peu à l'encontre de la nécessaire singularisation du départ. Une fois sorti du lot, le responsable politique doit être capable de représenter toutes les tendances du parti. Dès lors, le vocabulaire se fait plus consensuel.
Troisième étape : rassurer tout en promettant le changement. Par nature, les individus ont peur du changement, de l'inconnu. Dans le même temps, les électeurs l'exigent. Toute la difficulté d'un responsable politique est donc à la fois de promettre le changement tout en rassurant les citoyens sur les nouvelles perspectives qu'il compte tracer.

L'art de la formule, l'art d'allier les contraires

Pour concilier ces impératifs contradictoires, les responsables politiques de gauche comme de droite ont donc développé un vocabulaire qui leur ait propre. Dans un système médiatique où chaque intervention est minutée, ils doivent trouver la bonne formule, celle qui fera mouche et qui fera sens. Quoi de mieux alors que d'allier les contraires puisque c'est précisément ce qu'ont leur demande : rassurer tout en promettant le changement. Ainsi, en 1969, Georges Pompidou choisit comme slogan le "changement dans la continuité". Ancien Premier ministre du général De Gaulle, Pompidou marchait dans les pas de son mentor tout en prenant en compte le désir de changement apparu avec mai 1968.

Ordre juste et rupture tranquille : le premier mot compte

Pendant la campagne présidentielle de 2007, les deux principaux candidats ont usé et abusé de ces formules qui allient les contraires. En 2002, la gauche avait perdu l'élection à cause de l'insécurité. Prenant acte de cet écueil, Ségolène Royal a repris à son compte ce thème de la sécurité en parlant d'ordre juste, manière à la fois de reparler d'ordre tout en atténuant ce tabou de gauche en y accolant immédiatement l'idée de justice. Cette expression renvoie d'ailleurs à celle de Nicolas Sarkozy "ferme, mais juste" censée le faire apparaître comme un homme politique mesuré.
De son côté, le candidat de l'UMP a centré sa campagne sur le thème de la rupture, nouveau mot du pouvoir pour parler de changement. Mais comme la rupture pouvait susciter quelques craintes, notamment dans la droite gaulliste plutôt conservatrice, Nicolas Sarkozy a évoqué pendant un temps la "rupture tranquille", une formule rassurante qui de surcroit était un clin d'oeil à la "force tranquille" de Mitterrand en 1981.
Mais à chaque fois, c'est bien le premier mot qui compte. L'ordre juste, c'est d'abord l'ordre. La rupture tranquille, c'est d'abord la rupture.

Flexisécurité : c'est d'abord la flexibilité

Au pouvoir, l'exercice de style est le même. Dans une démocratie d'opinion où le moindre couac médiatique peut vous faire dégringoler dans les sondages, il faut bien choisir ses mots tout en évitant la langue de bois. Dernièrement, le gouvernement a encouragé les partenaires sociaux (syndicats et patronaux) à négocier pour moderniser le marché du travail. L'innovation principale est la "flexisécurité", c'est-à-dire une plus grande flexibilité pour les entreprises (allongement de la période d'essai, facilitation des licenciements) avec en contrepartie une plus grande sécurité pour le salarié (renforcement des droits, augmentation des indemnités, promesses de formation). C'est du donnant-donnant, la flexibilité et la sécurité. Mais là encore, un seul mot compte vraiment : la flexibilité, car celle-ci est le véritable but de cette politique et elle peut s'appliquer immédiatement. A l'inverse, la sécurisation des parcours professionnels demande beaucoup plus de temps. Par conséquent, en utilisant le terme de "flexisécurité", le gouvernement souhaite d'abord et avant tout assouplir les règles du marché du travail.

Des mots compromis par le pouvoir

Ces formules toutes faites sont donc des formules de compromis pour avancer des idées fortes tout en atténuant leur impact anxiogène auprès de l'opinion. Mais à chaque fois ces mots compromis sont "compromis" par le pouvoir. Rarement l'association de deux contraires se fait à stricte égalité et l'électeur finit par se méfier de ces formules toutes faites qui cachent souvent la réalité des projets et des mesures. Lorsque Ségolène Royal évoque l'ordre juste, les électeurs ont très bien compris qu'elle entendait réhabiliter l'autorité. Laurent Fabius avait d'ailleurs répliqué en ironisant sur cet "ordre juste" qui était "juste de l'ordre". Pour autant, cette idée d'autorité n'étant pas un thème de gauche, il fallait lui accoler l'adjectif "juste" pour rassurer les électeurs. De même, dans la rupture tranquille de Nicolas Sarkozy, il n'y a rien de tranquille. Tout doit aller toujours plus vite.


Les électeurs sont finalement schizophrènes : ils veulent être rassurés tout en souhaitant que les choses bougent. Et pourtant le changement est synonyme d'incertitude. Pour tenter de concilier ces contradictions, les responsables politiques utilisent donc des mots compromis qui ne reflètent pas toujours le fond de leur pensée et le contenu de leur réforme. Mais si à la défiance des politiques s'ajoute la méfiance des mots, c'est l'avenir de la démocratie qui risque d'être compromis.

*** Liens

- Faillite, rigueur, guerre : les mots tabous en politique
- Les "jeunes" : analyse d'un terme utilisé par la droite et la gauche
- Identité nationale, préférence nationale : un vocabulaire d'extrême droite

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