Télévision · 20 fév. 2009 à 18:04
Au cours de l'émission du 5 février 2009, suivie par près de 15 millions de téléspectateurs, Nicolas Sarkozy a fait une proposition surprenante de la part d'un chef d'Etat dont la politique économique est qualifiée régulièrement d'ultralibérale. Le président de la République a expliqué qu'il fallait améliorer le partage des profits au sein de l'entreprise afin qu'il y ait une meilleure répartition entre les actionnaires et les salariés. "A titre personnel", il a suggéré un partage en trois tiers : un tiers pour les actionnaires, un tiers pour les salariés, un tiers pour financer les investissements de l'entreprise. Mais la réalité est un peu plus complexe.
Lors de l'émission du 5 février 2009, Nicolas Sarkozy a utilisé son arme favorite : le bon sens. Etre capable de convaincre le téléspectateur qu'il fait simplement preuve de pragmatisme, que tout va de soi. La logique est imparable, la mécanique du raisonnement est bien huilée. Le discours est cohérent et les arguments de « bon sens » s'enchaînent. Mais comme souvent avec Nicolas Sarkozy, le diable se cache dans les détails. Entre la présentation d'une mesure et la réalité de la réforme, il y a souvent un décalage. Décryptage en 6 volets.
Mini-Série 3/6 : Nicolas Sarkozy fait croire qu'il veut un partage égal entre l'actionnaire et le salarié
Le 5 février 2009, le président de la République a suggéré un partage en trois tiers : un tiers pour les actionnaires, un tiers pour les salariés, un tiers pour financer les investissements de l'entreprise.
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"Je veux que le 18 février nous discutions d'un sujet essentiel en France qui est celui du partage du profit à l'intérieur de l'entreprise (...) Comment on arbitre entre le souhait légitime des actionnaires de gagner de l'argent avec les entreprises, et la demande des salariés d'être associés aux bénéfices des entreprises dont ils ont contribué à créer la richesse ?"
"Alors comment on va faire ? Je vais mettre ce sujet sur la table le 18 février. J'engage les organisations syndicales et le patronat à discuter. Soit ils arrivent à quelque chose, soit l'Etat prendra ses responsabilités (...) par la loi".
"Ce qui est sûr, c'est qu'on ne peut pas imposer à chaque entreprise les mêmes règles. On ne peut pas imposer des règles de partage des bénéfices dans une entreprise qui n'en fait pas comme dans une entreprise qui en fait".
"On peut même avoir une idée à titre personnel. Je ne veux pas que ce soit la fin d'une discussion que je vais ouvrir. Moi cela fait bien longtemps, à titre indicatif, je ne dis pas du tout que c'est la règle que je demanderai parce qu'il faut que [les partenaires sociaux] discutent entre eux, mais cela fait bien longtemps que je pense que la règle des trois tiers est une bonne règle (...) Sur 100 de bénéfice, il devrait y en avoir 33 qui reviennent au salarié, 33 qui vont directement dans la poche de l'actionnaire et 33 qui servent à être réinvestis dans l'entreprise parce qu'une entreprise, cela doit investir pour continuer à être compétitif".
Evidemment, lorsque le président de la République évoque la règle des trois tiers, il s'agit d'une proposition suffisamment forte pour qu'elle marque les esprits et qu'elle soit longuement débattue dans la presse. L'Express évoque ainsi la difficile équation des trois tiers, Le Monde parle d'un "débat" relancé par Nicolas Sarkozy.
Sauf que le chef de l'Etat a été très prudent en lançant cette idée car à l'issue de sa tirade sur la règle des trois tiers, il a expliqué qu'il fallait de la "souplesse", sous-entendue que cela ne pouvait pas vraiment être la règle.
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"Mais c'est un ordre d'idée car en même temps, il faut mettre de la souplesse dans tout cela".
D'ailleurs, dans son intervention télévisée du 18 février 2009, Nicolas Sarkozy a évoqué le partage des dividendes mais il n'a pas repris sa proposition des trois tiers.
"Quand les entreprises du CAC 40 prévoient de distribuer près de cinquante milliards d'euros de dividendes pour 2008, il est normal, et c'est mon rôle de chef de l'Etat de le dire, qu'une part revienne aux salariés, parce que ces salariés ont permis par leur travail que leurs entreprises deviennent aussi rentables. Je le dis comme je le pense. Le statu quo n'est pas tenable. Cette question du partage sera débattue entre les partenaires sociaux et si des progrès ne sont pas réalisés rapidement, l'Etat prendra ses responsabilités."
Suite à la proposition du partage des profits en trois tiers, Laurence Parisot, la présidente du Medef, s'est vivement opposée à cette règle en expliquant qu'il y avait déjà chaque année, au sein de toutes les entreprises françaises, des négociations sur les salaires. En réalité, la proposition de Nicolas Sarkozy est populaire mais difficilement réalisable car elle est trop en décalage avec la situation actuelle de partage des profits.
Ainsi, Total a réalisé 13,9 milliards de profits en 2008. Or, comme le note le Canard Enchaîné dans son édition du 18 février, "le pétrolier reversera 109 millions d'euros aux 40 000 salariés du groupe. Soit 0,8% de ses profits (...) si la règle des 33% était appliquée, chaque salarié devrait toucher 115 000 euros d'intéressement". L'Express évoque un autre chiffre du groupe pétrolier : "En 2006, les salariés n'ont reçu que 6 % du gâteau, et les actionnaires 38 %".
Dans les autres entreprises, la situation n'est pas meilleure. Par exemple, selon le canard, "à EDF, les salariés se voient aussi proposer 0,2% de rallonge, alors que les actionnaires ont empoché 68% des bénéfices".
En France, l'inégalité salariale est telle que l'application des trois tiers est irréalisable à moyen terme, sous peine de bousculer le système productif. Que ce type de mesure soit proposé par l'opposition et l'extrême gauche apparaît logique. Que ce type de proposition soit légitime apparaît une évidence. Mais quand le président de la République en personne l'évoque devant 15 millions de téléspectateurs en sachant que ce sera impossible à tenir, il se donne le beau rôle et apparaît comme une personne "censée" mais qui doit tenir compte des réalités économiques et pourra difficilement appliquer cette règle des trois tiers.
Dans la Ve République, le président de la République détient une grande partie des pouvoirs. "A titre personnel", "s'il croit depuis bien longtemps" dans une mesure, il a tous les pouvoirs pour l'appliquer. S'il ne le fait pas, c'est qu'il s'agissait tout simplement d'un effet de communication.