Enquête · 3 mai 2016 à 17:04 · 0
C'est le casse du siècle. En huit mois, entre l'automne 2008 et le printemps 2009, des escrocs ont détourné la somme record de 1,7 milliard d'euros de TVA dans le cadre du marché des quotas de CO2. Malgré les alertes de risques de fraudes, reçues par les ministres du budget et de l'économie de l'époque, Eric Woerth et Christine Lagarde, il a fallu huit mois pour que l'Etat réagisse et stoppe cette arnaque. Les principaux escrocs sont jugés cette semaine, mais aucune responsabilité politique n'a été établie. Dans une longue enquête, Mediapart est revenu sur les failles qui ont conduit à ce "fiasco d'Etat".
A la suite du protocole de Kyoto en 1997, les Etats ont décidé de limiter les émissions de CO2 chaque année en instaurant un système de quotas. Concrètement, un seuil maximal d'émissions de CO2 a été fixé pour les entreprises. En cas de dépassement, les entreprises peuvent acheter des "droits à polluer" à d'autres entreprises qui n'ont pas dépassé les seuils. Voilà pour le principe.
En 2003, l'Union européenne a donc instauré un système d'échanges de quotas, sur le modèle d'un marché boursier (c'est-à-dire avec des traders, des intermédiaires, des échanges de titres donnant droit à polluer). En France, une bourse de quotas de CO2 a été créée dans la foulée. Baptisée "Bluenext", cette bourse est détenue à 60 % par la société américaine NYSE Blue et à 40 % par la Caisse des dépôts et consignations (CDC) qui dépend de l'Etat français.
En 2008, quand la bourse Bluenext a pris son essor, des escrocs en ont profité pour créer des sociétés fictives afin de se vendre entre elles des quotas de CO2 sans payer de TVA. Un système complexe, résumé ainsi par Mediapart :
1) Une société “B” achète hors taxe à “A”, située hors de France mais dans un État membre de l'Union européenne, pour 100 euros de quotas de CO2.
2) “B” revend le tout à “C”, située en France, en facturant le coût de la TVA (19,6 %), donc à 119,6 euros, mais oublie malencontreusement de reverser les 119,6 euros dus à l'État, qui disparaissent dans des paradis fiscaux.
3) “C” revend à son tour à une société “D”, installée en dehors de France. “C” est par conséquent exonérée de TVA et peut demander au Trésor public le remboursement de la TVA facturée par “B” selon le principe de la TVA collectée = TVA déductible. Et ainsi de suite.
En clair, non seulement les escrocs ne payaient pas les 19,6% de TVA à l'achat, mais ils en réclamaient le remboursement au fisc lors de la revente de ces titres. C'est ce qu'on appelle un "carrousel" de TVA : à chaque revente, les escrocs réclament à l'Etat 19,6% du produit de la vente. Autant dire que tout est allé très vite : en huit mois, les escrocs ont détourné 1,7 milliard d'euros d'après une estimation de la Cour des comptes.
Comment un tel détournement a-t-il été possible ? Aussi incroyable que cela puisse paraître, aucun système de contrôle n'a vraiment été mis en place. Tous ces échanges se faisaient en dehors du contrôle de l'Autorité des marchés financiers (AMF), le gendarme de la bourse. C'était la Caisse des dépôts et consignations, qui détenait cette bourse, qui était aussi chargée de gérer le registre des sociétés qui participaient aux échanges. En clair, la CDC était dans une situation de conflits d'intérêts. Sans réel contrôle, la CDC "s'est retrouvée à virer des centaines de millions d'euros, produits d'une fraude historique, vers des comptes bancaires domiciliés au Monténégro, à Hong Kong, en Lettonie ou à Chypre, ouverts au nom de sociétés baptisées Fantomas ou Carbonara", explique Mediapart.
Des alertes ont pourtant eu lieu dès 2008. Officiellement, un premier signalement d'un virement suspect a été fait par Tracfin, la cellule antiblanchiment de Bercy, en octobre 2008. Mais dès l'été 2008, les confessions d'un trader anglais ont alerté les services de Bercy. Qui n'ont pas bougé. Selon Mediapart, en novembre 2008, alors que le système de fraude est enclenché, le sujet est jugé secondaire lors d'une réunion au cabinet du ministre du budget Eric Woerth. En janvier 2009, c'est la direction de la Caisse des dépôts et des consignations qui écrit à la ministre de l'Economie, Christine Lagarde, pour lui signaler que "le risque de fraude à la TVA [...] est très élevé sur ce marché". Quelques semaines plus tard, Tracfin envoie une note à Woerth et Lagarde pour indiquer que la fraude est massive. "Cette note n'a eu aucun effet pratique sur la suite des événements", écrit la Cour des comptes dans un rapport de 2012.
Finalement, il faut attendre juin 2009 pour que la fraude soit stoppée avec une décision simple : la suppression de la TVA sur ce marché carbone. Pourquoi avoir attendu autant de temps ? Lors du premier procès CO2 en 2011, Eric Woerth, appelé comme témoin, ne s'est pas déplacé. Un an plus tard, après la publication du rapport de la Cour des comptes sur l'affaire, Woerth n'a pas répondu, comme c'est l'usage, aux observations de la Cour. Silence radio.
*** Source
- Fabrice Arfi, "Mafia du CO2 : l'histoire secrète d'un fiasco d'Etat sous Sarkozy", Mediapart, 01.05.2016
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