Enquête · 20 mai 2020 à 19:46 · 0
C'est surréaliste. Les services de Matignon ont découvert fin mars que des stocks de masques périmés continuaient à être brûlés pendant l'épidémie alors que certains auraient pu être utilisés. C'est ce que raconte Le Monde, dans son édition du 8 mai 2020 :
"La colère le dispute à la stupéfaction, en cette dernière semaine du mois de mars. En pleine crise du Covid-19, alors que la France est confinée, les conseillers du premier ministre, Edouard Philippe, découvrent, consternés, que depuis plusieurs semaines, des millions de masques issus des réserves étatiques, dont une part non négligeable était sans doute utilisable, sont consciencieusement brûlés..."
Pour comprendre une telle aberration, il faut revenir en arrière. Jusqu'en 2011, l'Etat gérait tous les stocks de masques en cas d'épidémie (en 2010, la France détenait 1 milliard de masques chirurgicaux et 700 millions de masques FFP2). A la fin du mandat de Nicolas Sarkozy, il est décidé que l'Etat ne gérerait plus que le stock de masques chirurgicaux, les hôpitaux et les entreprises étant chargés de gérer leur stock de masques FFP2. Un changement de doctrine, censé être sans conséquence : l'Etat a tout de même prévu de maintenir un stock d'un milliard de masques chirurgicaux. Cette mission est confiée à l'Etablissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (Eprus), un service qui sera aspiré par un organisme plus important, Santé Publique France, en 2016.
Pour maintenir son stock d'un milliard de masques, sachant qu'ils ont une durée de péremption, l'Etat devait acheter 100 millions de masques par an, pour un coût de 3,2 millions d'euros. Seulement voilà, à partir de 2014, l'Etat fait des économies et ne commande pas ces masques. Interrogé par Libération, un cadre de l'Eprus raconte : "On était coincés par une règle de comptabilité. Aucune ligne n'est prévue pour les urgences. Or en 2014, il y a eu Ebola. En 2015, les attentats. En 2016, la préparation de l'Euro de foot. A quoi il faut ajouter les risques de menaces bioterroristes et des épisodes grippaux importants, un besoin d'antiviraux en 2014, 2015. Donc à cause de ces événements importants qui ont fait changer la trajectoire, il n'y a pas eu d'achats".
Les stocks de masques diminuent progressivement : 1 milliard de masques chirurgicaux en 2010, 800 millions en 2011, 472 millions en 2014. Une chute logique : le budget de l'Eprus, en voie de marginalisation, baisse progressivement. Un rapport sénatorial de 2015 précise que les "subventions versées par l'Etat à l'Eprus ont sensiblement baissé (− 56 %) par rapport à 2011". Entre 2014 et 2017, le stock remonte un peu et atteint 714 millions. Mais sur ces 714 millions, une grande partie des masques sont très anciens, datant de la période 2005-2006.
Lorsque Marisol Touraine quitte le ministère de la santé, l'Etat possède donc 714 millions de masques chirurgicaux dans ses réserves. "Parmi ceux-ci, 616 millions datant pour l'essentiel de 2005 et 2006, mais sans date de péremption, les 98 millions restant ayant été acquis entre 2014 et 2016", détaille Le Monde. Or, en mars 2020, au début de l'épidémie de Coronavirus, l'Etat assure ne détenir que 117 millions de masques chirurgicaux. Où sont passés les 600 millions autres ?
Pour bien comprendre ce qui s'est passé, il faut souligner un changement dans la gestion des stocks : jusqu'en 2010, les masques achetés par l'Etat ne comportent pas de dates de péremption. En clair, un masque n'est jamais considéré comme périmé. Mais après cette date, tous les nouveaux masques achetés par l'Etat affichent une date de péremption de 5 ans. Au bout de cette période, les autorités sanitaires estiment que ces masques ne sont plus forcément efficaces pour assurer une bonne protection.
En 2017, sur le stock de 714 millions de masques, 616 millions n'ont donc pas de dates de péremption mais, au regard des nouvelles normes sanitaires, ils peuvent être considérés comme périmés pour différentes raisons : élastique abîmé, filtre inefficace, problème de stockage (détérioration liée à l'humidité par exemple). Pour évaluer l'état de de ces 616 millions de masques chirurgicaux, une expertise est lancée en 2018. D'après Libération, c'est une entreprise belge qui remporte l'appel d'offres et va mener toute une série de tests sur un échantillon d'environ 3000 masques. Résultat ? La totalité du stock ne répond plus aux normes actuelles. Sur la base de cette expertise, il est décidé de détruire les 616 millions de masques périmés. Interrogé par Libé, l'ancien directeur de Santé Publique France de 2016 à 2019, François Bourdillon, assure que cette opération n'a pas eu lieu tout de suite, pour des raisons budgétaires : "Je me souviens que ça coûtait cher, il fallait faire appel à des entreprises agréées, il y a le coût de la logistique pour les sortir puis le coût pour les détruire", a-t-il expliqué. La majorité du stock est donc resté dans un entrepôt de 36 000 m2 à Marolles, dans la Marne. En décembre 2019, l'opération de destruction a tout de même repris, avec un bon de destruction de 60 millions de masques.
Sur la base de cette seule expertise de 3 000 masques par une société belge, l'Etat a donc décidé de détruire le stock de 616 millions de masques. Mais cette expertise était-elle solide ? Interrogé par Le Monde, l'ancien directeur général de la santé (2013-2018), Benoît Vallet, est catégorique : "à partir de 2010, les fabricants ont pris la précaution d'indiquer une date de péremption, souvent de cinq ans, mais il n'y a pas d'obligation réglementaire (...) Ces masques peuvent être utilisés même quand ils sont anciens, ils conservent leurs propriétés. Je n'ai jamais vu le résultat de l'expertise rentrée en 2018 puisque j'avais quitté la DGS, mais je sais qu'elle ne pouvait pas vraiment donner d'avis". Et l'ancien haut fonctionnaire de faire cette révélation : "Ces derniers mois, certains masques pas encore détruits ont à nouveau été expertisés, afin de vérifier leur qualité de filtration et s'assurer qu'ils n'avaient pas été contaminés (...) les tests sont revenus de façon favorable, ce qui va d'ailleurs permettre de les utiliser dans les prochaines semaines. Ça remet en question l'idée que le stock de 616 millions était aussi dégradé que ça a pu être suggéré. D'ailleurs, je n'ai jamais entendu quelqu'un dire de manière formelle que ce stock était inutilisable."
On résume ? L'Etat a progressivement diminué son stock de masques chirurgicaux entre 2011 et 2019. Une expertise d'une entreprise belge datant de 2018, et remise en cause aujourd'hui, a conclu à la nécessité de détruire 616 millions de masques jugés périmés. Ces masques ont continué à être détruit au début de l'épidémie, en mars 2020, jusqu'à ce que Matignon arrête le massacre. Et entre temps, une nouvelle expertise a conclu qu'une partie de ce stock périmé était utilisable. Si ça, ce n'est pas une bonne gestion des masques...
*** Sources
- Gérard Davet et Fabrice Lhomme, “2017-2020 : comment la France a continué à détruire son stock de masques après le début de l'épidémie”, Le Monde, 08.05.2020
- Gérard Davet et Fabrice Lhomme, “La France et les épidémies : 2011-2017, la mécanique du délitement”, Le Monde, 07.05.2020
- Pauline Moullot et Ismaël Halissat, "Masques : comment le gouvernement a menti pour dissimuler le fiasco", Libération, 27.04.2020
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